Le requin du web


Ça fait presque vingt ans que je traîne dans le milieu des entrepreneurs du web.

J’ai tellement d’histoires à raconter que je ne sais même pas par où commencer.

Aujourd’hui, je voudrais décrire un type d’entrepreneur bien connu : le requin du web.

Le requin du web est sûr de lui. Il est souvent bête et impulsif, mais il pense avoir la science infuse. Il ne se remet jamais en question. Il a raison sur tout : c’est lui le meilleur, c’est lui qui sait tout.

Il est narcissique. Il pense être plus fort que tout le monde. Il pense aussi être plus beau que tout le monde (souvent, il aime se déguiser en mafieux ou en maquereau, et il pense qu'il a du style).

Il a du succès, c’est d’ailleurs pour ça qu’il a une haute image de lui-même. Mais même s’il gagne beaucoup d’argent, il perdra tout un jour.

C’est forcé, c’est écrit. C’est son destin, et il ne peut pas y échapper. Comme il a réussi dans une chose, il pense qu’il peut réussir dans tout : il fera un jour des erreurs de jugement qui lui coûteront tout.

Il aime aussi s’entourer d’une « équipe » souvent incapable et surpayée, qui lui donne l’impression d’être un vrai entrepreneur.

S’il se met en couple ou se marie, c’est avec quelqu’un qui est avec lui pour son argent. Et qui ne va pas l’aider à économiser…

Lui-même, il dépense beaucoup, parce qu’il a construit son identité là-dessus. C’est à peu près la seule chose (avec son succès) pour laquelle il est admiré.

S’il n’avait pas d’argent, on le trouverait insupportable. Peu de gens aiment être aux côtés de quelqu’un d’aussi arrogant et de narcissique. D’autant plus que ce type d’entrepreneur a le talent pour monopoliser la conversation, et faire en sorte que tout revienne à lui, lui, lui.

Les seules personnes qui l’entourent, ce sont celles qui veulent devenir comme lui, ou bien qui profitent de son argent. Il le sait, et il vit dans la crainte à cause de ça : si la chance lui tournait le dos, il se retrouverait seul.

On a vite fait de juger ce type d’entrepreneur. Et pourtant, quand on creuse un peu, on réalise très vite que ce sont des gens abîmés par la vie, en quête d’une rédemption.

La plupart d’entre eux viennent de milieux défavorisés, de familles pauvres ou dessoudées, ils ont souvent souffert de violences, d’injustices… Ils ont rarement eu une enfance facile. Il suffit d’en rencontrer un au hasard et de lui poser une ou deux questions sur son passé pour comprendre que c’est une boîte de pandore qu’on essaye d’ouvrir… et qu’il faudrait mieux très vite changer de sujet.

Ce sont des gens qui, souvent, sont partis d'un contexte dans lequel ils n’avaient absolument aucun avenir. Ni même un présent qui pouvait donner envie de se pousser à survivre. Qui n’étaient pas respectés. Qui n’avaient pas de place dans la société, et qui n’avaient presque aucune chance de pouvoir s’en faire une.

Beaucoup d’entre eux sont quasiment analphabètes, ou font trois fautes par phrase. Ce qui a tendance à faire enrager les entrepreneurs débutants qui viennent de milieux plus aisés, et qui, eux, ont eu une vraie éducation et ont lu parfois des milliers de livres, mais qui n’arrivent pourtant pas à gagner un SMIC avec leur activité. Ils détestent ces entrepreneurs-là, parce qu’ils en sont jaloux. Ils font semblant de les regarder de haut, mais au fond d’eux ils aimeraient vraiment être à leur place.

Les requins du web ont eu une opportunité, un jour. Ou une envie de se faire enfin leur place. De partir à la conquête du respect qu’on ne leur avait jamais donné.

Et comme ils n’avaient rien à perdre, ils ont travaillé dur. Vraiment dur. Beaucoup de gens ont du mal à saisir le sens du mot « dur » quand on parle de ce type d’entrepreneur. Dur, pour eux, ça veut dire en se poussant jusqu’à l’épuisement. En sacrifiant tout. En prenant des risques que peu de gens sont capables d’imaginer prendre un jour. En bravant même la mort, parfois.

Et puis ils ont réussi. Pour la première fois de leur vie, ils se sont sentis respectés. Pour la première fois de leur vie, ils se sont sentis importants. Pour la première fois de leur vie, ils se sont sentis admirés. Pour la première fois de leur vie, d’autres leur ont demandé conseil, comme on demande conseil à un grand frère ou à un professeur. Pour la première fois de leur vie, ils ont pu se payer tous les objets avec lesquels les autres les narguaient, à l’époque où leurs parents avaient à peine de quoi les nourrir.

Ils ont pris leur revanche sur la vie. Ils l’ont fait par la force de leurs propres bras. Pour eux, revenir en arrière, c’est impensable. Impossible. Mieux vaudrait même la mort plutôt que l’échec.

Leur identité, c’est bien entendu leur succès. Parce qu'ils n'ont souvent que ça. C’est ce qui les a sauvés. C’est, finalement, la seule bonne chose qui leur est jamais arrivée.

On a vite fait de juger les requins du web. Mais à leur place, qu’est-ce qu’on aurait fait ?

Les requins du web ne durent pas longtemps. Il viendra un temps, proche ou lointain, où ils perdront tout. C’est inévitable, à moins que leur regard se transforme (et ça arrive, heureusement).

Sinon, ils feront des erreurs qui leur coûteront cher. Leur impulsivité, leur ego, leur tendance à s'entourer de profiteurs, leur audace, leur propension à faire des « all in »… Tout ça, sur le long terme, ne peut mener qu’à la ruine.

Et la ruine, quand on a vécu leur parcours, c’est la pire chose qui puisse arriver. C’est la perte de tout. Y compris du respect qu’on a pour soi-même.

Les requins du web ont deux choix : profiter de leur situation jusqu’à ce que la ruine arrive (et à ce moment-là, sombrer dans une addiction dure, ou mettre fin à leurs jours), ou bien réussir à se transformer et trouver l’équilibre (peu d’entre eux y parvienent, malheureusement).

Ce sont souvent des gens qui vivent les seules années dorées d’une existence terrible. Ils viennent du désespoir et du malheur, et mourront pour la plupart dans le désespoir et le malheur.

On peut les juger… Mais ce serait peut-être une meilleure idée d’essayer de les comprendre, et peut-être même de les aider.

Je publierai d'autres portraits d'entrepreneurs du web dans les jours qui viennent (et je terminerai par le mien).


📷 La photo du jour :

Boubou, le chien qui était livré avec ma maison quand je l’ai achetée l’année dernière. Son vrai nom, c’est Bursuc.

Mes sept chiens et mes quatre chats ont des surnoms en deux syllabes : Josiane, c’est Jojo, Lucienne, c’est Lulu… Et ainsi de suite. Et donc lui, c'est Boubou.

Il n’y en a qu’un, Hector, qui n’a pas de surnom (Hechec, ça sonnerait quand même bizarre)…


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